UNSAFE
PLACE

« Unsafe Place » est un projet photographique que j’ai développé avec la communauté des réfugiés subsahariens queers en Tunisie pour l’association Lina Ben Mhenni.

LE CONCEPT

Partant du principe que les discriminations se nourrissent de l’ignorance de l’autre et que la violence n’est possible que tant qu’il reste déshumanisé, l’objectif de ce projet est de créer une rencontre. C’est une expérience pendant laquelle le visiteur partage un moment avec des personne avec qui il n’aurait probablement jamais dialogué, des personnes que l’espace médiatique et politique réduit à des chiffres et à des flux. Plus encore, ce projet tente de créer une bulle où, le temps de la visite, la relation de domination s’inverse.

En entrant dans la pièce, le visiteur est plongé dans le noir et entouré d’une épaisse barrière de barbelés. En dehors de la clôture, les portraits des personnes exilées, imprimés sur des rouleaux de papier de deux mètres de haut, regardent les visiteurs tranquillement, dignes, colossaux. Des extraits d’entretiens réalisés avec eux sont accrochés sur la partie basse des barbelés, écrits assez petit, de manière à ce que le visiteur s’approche de chaque portrait, créant un dialogue intime avec eux.

J’ai créé un habillage sonore en mélangeant des enregistrements audio d’une intervention policière où toutes les personnes noires d’un immeuble de Sfax ont été évacuées et certains passages des entretiens réalisés avec les modèles, le tout sur fond de sons abstraits rappelant les barrières électriques, créant une ambiance carcérale et oppressante.

LE PROCEDE

Le travail s’inscrit dans un contexte humain et politique particulier qui implique certaines contraintes. Pour résumer, les modèles sont sub-sahariens, gays et trans en situation irrégulière, le photographe est un homme blanc et hétéro, l’association qui encadre le projet est tunisienne, féministe et révolutionnaire et l’exposition aura lieu dans une dictature conservatrice qui a initié le pogrom en cours contre les sub-sahariens en question. Symboliquement on marche sur un champ de mines. Cela implique plusieurs contraintes :

En tant que blanc, et conscient de ce que mon identité peut évoquer, je me suis renseigné sur les pratiques photographiques coloniales (par exemple le travail de Marc Garanger, photographe de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, connu pour ses photos d’identités de femmes algériennes dévoilées de force, qui regardent le photographe avec un mélange palpable de haine et de résignation) et j’ai fait le contraire. J’ai choisi de mettre un fond blanc pour se concentrer sur la psychologie des personnes, pour le reste, j’ai laissé les modèles libres d’exprimer ce qu’ils souhaitaient.

Le contexte socio-politique implique aussi de veiller à ce que les modèles restent en sécurité. Etant en situation irrégulière pour la majorité d’entre eux, ils évoluent dans une société où l’homophobie est très présente et les persécutions contre les personnes noires est toujours en cours. Chaque déplacement, en particulier des trans, a du être méticuleusement organisé mais nous n’avons pas pu partager le lieu de l’exposition.

L’IMPACT

C’est un projet où l’aspect humain compte autant que la technique photographique. La partie la plus cruciale du projet était de créer une bulle de sécurité pour les modèles. Ce sont des lieux où, elles qui ont enduré les pires épreuves et qui sont constamment soumis au jugement et à la peur d’être arrêtés dans l’espace public, peuvent tout lâcher. Mon studio était une de ces bulles, l’expo en était une autre. Le dernier jour de l’exposition tous les modèles sont venus et on a transformé la prison en studio photo puis le studio en karaoké : j’ai apporté des tissus de couleur et une enceinte, on a remplacé l’habillage sonore par les tubes camerounais choisis par eux/elles et on a fait la fête au milieu de l’exposition. Je ne peux pas mesurer l’impact que cette exposition a eu sur le public mais j’ai pu observer que pendant ces bulles elles ont pu se changer les idées et c’est déjà une réussite en soi.

LINA BEN MHENNI

Lina Ben Mhenni est une figure de la révolution tunisienne de 2011. Donc du Printemps arabe. Donc de tous les bouleversements géopolitiques du XXIe siècle. C’est une jeune femme qui a eu le courage d’écrire sur la situation politique de son pays sous la dictature. D’enquêter et de témoigner sur son skyblog pendant la révolution, et de continuer son combat dans les années de recomposition difficile qui ont suivi. A sa mort en 2020 d’une maladie auto-immune, son père Sadok, opposant politique communiste depuis Bourguiba, et ses proches fondent l’association qui porte son nom et se donne pour mission de poursuivre ses luttes. Elle prend différentes formes, notamment l’école féministe qui accompagne des femmes et minorités sexuelles dans la lutte pour l’égalité.

27/20

Le festival 27/20 est une manifestation annuelle de l’association Lina Ben Mhenni dont la première édition a eu lieu en 2024. Sur le thème de la migration, cette édition proposait pendant 5 jours des débats, des projections, des expositions, des pièces de théâtre ou encore des accompagnements juridiques à destination des minorités. C’est à cette occasion que les organisateurs m’ont proposé de créer l’identité visuelle du festival, les supports de communication, mais surtout cette installation. Je dois dire que je leur en suis reconnaissant parce que c’est un des projets qui ont été les plus forts parmi lesquels j’ai eu le privilège de travailler.

LES RECITS

Mon prénom est Prince

Quand le bateau a commencé à vaciller, ils m’ont dit “Prince, implore ton Dieu. Qu’il ne nous abandonne pas.” J’ai dit : “Seigneur prends pitié de nous.” Tout le monde priait dans le bateau. Les musulmans priaient Allah. Nous les chrétiens, on criait Jésus. Je me souviens comme si c’était hier, vingt minutes après, je vois le bateau qui commence à s’enfoncer. J’étais au bout du bateau, là où le capitaine était, et le bidon d’essence a commencé à s’enfoncer. J’ai pas sauté tout de suite parce que je ne réalisais pas ce qui m’arrivait. Je me disais en moi: “Je dois quitter mon pays pour mourir dans cette Méditerranée… Je commençais à ressasser ma vie. Je me disais “Seigneur, tu ne m’abandonneras pas ici. Seigneur, regarde, tu ne m’abandonneras pas. Regarde ma vie. » […] Ici, je me suis intégré à une église quand je suis arrivé. On m’a même nommé responsable de ce groupe musical, donc je dirigeais. Mais en début de l’année, jusqu’en février, il y a eu des événements ici en Tunisie où il y avait des masses de blacks qui ont été arrêtés, et les églises ont été fermées. Mon pasteur a même été emprisonné. Il a vécu deux semaines en prison, en cellule. Depuis février jusqu’à aujourd’hui, notre église est fermée parce que notre pasteur a dû y retourner.

Moi c’est Cyril. Je suis à la base LGBT et je suis transgenre.

Nous avons traversé le désert, les montagnes. J’ai marché des jours et des nuits. La soif et la faim étaient mon quotidien. Mon réconfort était ma prière et ma foi et lorsque je pensais à ma mère, ça me donnait l’espoir et ça me remplissait encore plus de force. J’ai pu surmonter celà, mais au cours de la traversée, à cause du manque d’eau, j’ai bu l’eau du puits partagé avec les chameaux. J’ai été agressée en Algérie par des Algériens. On les appelle parfois des Bouzous si j’ai encore bonne mémoire. Ça a été pour moi un moment très difficile à surmonter. J’ai traversé différentes villes comme au Nigéria, Niger, Algérie jusqu’au point où j’arrive en Tunisie où enfin je trouve un peu de paix et de repos. L’image qu’on doit garder de moi, si je dois transmettre… une photo ? Ça serait l’image de quelqu’un qui est courageux, quelqu’un de combattant, qui se bat et qui veut réussir, qui se bat jusqu’au bout de ses forces, qui ne baisse pas les bras.

Moi c’est Laurent,
de nationalité camerounaise

Après avoir passé un an en Algérie, je suis d’abord allé au Maroc. Au Maroc, on m’a arrêté. J’ai fait de la prison au Maroc. En prison, c’était pas facile. Quand je suis sorti, en Algérie, on m’a encore arrêté. J’ai fait une semaine de prison, puis on m’a libéré. Quand on me libère en 2019, c’était la rentrée. Le Covid a commencé. C’est comme ça qu’on a fermé les frontières. Toujours par l’entremise de personnes, j’ai pu déjouer certains contours et je me suis retrouvé en Libye. En Libye, maintenant, on m’a vendu comme esclave. Dieu merci, j’avais toujours un ami, lui et moi on avait gardé un très bonne relation et il connaissait ma vie, il connaissait mon histoire. Je l’ai appelé et il a payé les ravisseurs. C’est comme ça qu’on m’a libéré. On m’a arrêté dans la ville de Zawilah, ville frontalière entre la Tunisie et l’Algérie, non entre L’Algérie et la Libye. C’est comme ça que je suis retourné. J’ai contacté un autre passeur et je suis retourné en Algérie. C’est comme ça que le 28 juin, je ne vais jamais oublier cette date. Le 28 juin 2020, j’entre en Tunisie passant par Tébessa et rentrant à Kasserine. Arrivés à Kasserine, les passeurs que nous avons contactés nous ont abandonnés à la frontière. On était obligé de marcher. L’image qu’on nous reflétait de la Tunisie, c’était la paix. Mais je pense qu’à Kasserine, ils étaient hostiles aux étrangers. Et à chaque fois qu’on mettait un pas, ils étaient obligés d’appeler la police. 

Je m’appelle Daniel. Et moi c’est Lionel. Nous sommes jumeaux Camerounais

Nous sommes victimes de racisme au quotidien. On est habitué au fait. Oui, au départ c’était frustrant, c’était choquant, c’était blessant d’entrer dans le bus, le métro. Des Tunisiens se bouchent le nez et ils crachent. Ils se parfument pour dire qu’on sent mauvais. Il y a toujours quelqu’un qui va nous traiter d’esclave kahlouch dans la rue, mais on vit déjà avec. Ca nous laisse indifférents dès à présent. Donc ça nous dit plus rien. On fait juste l’effort d’éviter les affrontements. Je pense souvent aussi que si ma vie était une bobine de film, j’aurais rembobiner pour arriver à certains endroits pour ne pas faire certaines erreurs. Et donc c’est arrivé. On fait avec. Maintenant, on apprend à marcher pour l’avenir.

Quand le bateau a commencé à vaciller, ils m’ont dit “Prince, implore ton Dieu. Qu’il ne nous abandonne pas.” J’ai dit : “Seigneur prends pitié de nous.” Tout le monde priait dans le bateau. Les musulmans priaient Allah. Nous les chrétiens, on criait Jésus. Je me souviens comme si c’était hier, vingt minutes après, je vois le bateau qui commence à s’enfoncer.